jeudi 6 mai 2010

Génocide?

Le passage au pouvoir de Viktor Iouchtchenko n'a pas changé le visage de l'Ukraine autant que le peuple l'espérait, et son résultat lors du premier tour en dit long sur la déception des citoyens. Une des promesses du président fut cependant concrétisée: celle de donner au pays une nouvelle mémoire historique, Une visite du nouveau monument-musée du Holodomor (meurtre par la faim) permet de mieux comprendre cette vision de l'histoire nationale. Au début des années 30, lors de la collectivisation des terres menée par Staline, la paysannerie ukrainienne fut décimée par la famine causée par les réquisitions forcées. Il s'agissait de briser la résistance des paysans des riches terres noires qui s'opposaient à l'organisation de fermes collectives. Environ 3,4 millions de personnes moururent de faim dans la République soviétique socialiste ukrainienne. Et sous Iouchtchenko, l'Ukraine voulait faire reconnaître cette tragédie comme un génocide envers le peuple ukrainien et en faire un des piliers de l'identité nationale.


Le visiteur trouve un mélange assez hétéroclite de bâtiments et monuments non loin de la station Arsenalnaya, sur les hauteurs qui bordent le Dniepr. Se succèdent un monument de la victoire lors de la Grande Guerre patriotique de 1941-1945, le musée du Holodomor, la laure (monastères orthodoxe) des grottes de Kiev et le musée de la Deuxième Guerre mondiale avec son immense représentation de la mère-patrie tenant un glaive. Sur environ un kilomètre et demi, toute la diversité de la mémoire ukrainienne est illustrée par ces pierres, représentant chacune un côté différent de l'héritage historique et culturel du pays.


La statue d'une frêle fillette ayant la peau sur les os accueille le visiteur depuis la rue. Sur le socle, une inscription commémore les victimes de la famine, ainsi que leurs descendants qui n'ont pu voir le jour. Le bâtiment même du musée intrigue, il rappelle vaguement une chapelle orthodoxe, mélange d'or et de pierre blanche. Un escalier mène vers l'intérieur de l'exposition, mais le visiteur est tout d'abord interpellé par deux grands panneaux disposés des deux côtés de l'entrée. Avec tout le sérieux possible, ils étalent les preuves de la culpabilité de Staline et des autres dirigeants soviétiques et annoncent la récente décision des tribunaux ukrainiens de déclarer ceux-ci coupables de crimes contre l'humanité et de génocide. Et de poursuivre: « les coupables étant déjà morts, l'affaire est close... » Le ton est lancé.


L'atmosphère ressentie par le visiteur dès qu'il entre dans l'unique salle du musée est pénétrante. Il circule autour d'un socle et une rambarde le sépare d'un amas d'objets agricoles faiblement éclairés qui s'étalent le long des murs. Tout cela recrée la sinistre vision les villages dépeuplés mourant de faim. À intervalle régulier, sur la rambarde, des pupitres offrent à la lecture d'énormes livres aux allures de bottins: les listes des victimes par région. Au sol, des citations de Lénine, Staline, Trotzky sur le sort à réserver à la paysannerie. Elles sont en russe, alors que tout ce qui a dans le musée est écrit en ukrainien... Quelques citations admiratives de Goebels à l'adresse de Staline obtiennent l'effet désiré.


Sur les murs, un film défile avec les commentaires audio d’une voix ‘off’. Dès le début du film, l’orientation nationaliste du projet est claire : un drapeau ukrainien flotte dans le vent, la caméra file dans les champs de blé. La grave voix ukrainienne annonce que depuis toujours l’Ukraine a été l’objet des convoitises de ces voisins pour son riche sol et que seule une Ukraine indépendante et forte peut assurer la sécurité et la prospérité de ses habitants. Des sous-titres russes ou anglais accompagnent les explications. Le visiteur apprend comment la famine a été organisée depuis Moscou et supportée par des communistes envoyés sur place. L’accent est mis sur le fait que les victimes étaient ukrainiennes : on passe sous silence le fait que la famine n’était pas dirigée uniquement contre le territoire ukrainien, mais qu’elle a frappé avec la même force les paysans de la région de la Volga et des terres du sud de la Russie.


À la sortie du musée, à l’arrière, un immense escalier tombe vers le Dniepr. Il est bordé de diverses citations de témoins de la famine ainsi que de scientifiques et personnalités internationales. Là encore, l’accent mis est mis sur le terme ‘génocide. Génocide. Le mot est répété plusieurs fois. Que des Ukrainiens vivant dans les villes ont été peu touchés ou bien que des communistes ukrainiens dirigeaient eux-aussi ce crime, ce n’est pas important dans la logique du musée. En fait, comme c’était au sein de la paysannerie qu’était vivante ‘l’âme ukrainienne’, en décimant cette couche de la population, le pouvoir communiste commétait un génocide. C’est une définition qui a été rejetée plusieurs fois par des instances internationales. Disons que dans la logique soviétique, le concept de ‘genos’, peuple, était différent, et qu’il est dur de comparer les événements de 1932-1933 avec ceux de l’Empire ottoman, de l’Holocauste ou du Rwanda. Il sera intéressant de voir si l’Ukraine sous la présidence de Ianoukovitch continuera d’insister sur la reconnaissance de cette tragédie comme génocide et si l’orientation idéologique de la mémoire nationale changera. 

 À gauche, le mémorial du Holodomor, crime soviétique, à droite, mémorial de la victoire, elle aussi soviétique... Mémoire nationale schizophrénique, vous dites?

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