Grâce au travail incessant d'éducation et d'information mené depuis des décennies, l'histoire de l'Holocauste est connue et diffusée, du moins en Occident. Le meurtre et l'élimination systématique des Juifs d'Europe par les Allemands et leurs alliés fascistes est sans doute le phénomène le plus commémoré et étudié dans le monde. Dans cette histoire, ce qui est arrivé aux Tsiganes, au peuple de la route et du voyage, est une virgule, une parenthèse, une note de bas de page. Et ce, même si tout comme les Juifs, ils furent identifiés comme une 'race' nuisible et inférieure qu'il fallait exterminer. Et pour être exterminés, ils le furent. Les chiffres d'environ 200 000 victimes jusqu'à récemment évoqués ont été sérieusement remis en question par les dernières recherches, qui tendent à prouver qu'entre 500.000 et 1.500.000 Roms périrent dans les territoires occupés par les Nazis et autres fascistes. Retour sur cet autre Holocauste, inconnu, oublié et encore plus souvent nié...
Contrairement aux Juifs, dont la plus grande partie s'identifiait encore comme Juifs avant la Deuxième Guerre mondiale, les Roms avaient, et ont toujours, une identité assez incertaine. Malgré les différences régionales et idéologiques, l'identité juive est restée assez forte chez les Juifs d'Europe, d'un côté par la volonté de rester 'purs', de l'autre par les discriminations qui ostracisaient les Juifs. Les Roms, ou Tsiganes, Gitans, Romanichelles, etc., eux, descendent aussi originairement d'un seul et même peuple, mais leur identité a beaucoup changé depuis leur migration vers l'Europe et ailleurs. Venant du sous-continent indien, ils ont gardé en commun certains éléments, mais ils n'ont jamais eu le même objectif de se couper des sociétés d'accueil et de garder une certaine 'pureté' comme cela fut longtemps le cas pour les Juifs.
Avec les siècles, être Rom est peu à peu devenu une identification à un mode de vie plutôt qu'une identité nationale ou ethnique. Le degré de rétention de la langue, de la culture et du mode de vie traditionnels varie beaucoup d'un pays à l'autre. Là aussi, les persécutions ont joué un rôle dans le degré de mélange inter-ethnique et de distance entre autochtones et Roms. Tout comme les Juifs, les Roms furent souvent les boucs émissaires, que ce soit en temps d'épidémie, en temps de guerre ou encore en temps de crise. Ils furent tantôt traités comme esclaves, tantôt expulsés, tantôt enfermés. Au Royaume-Uni et en Scandinavie, les Roms ne parlent plus leur langue, et dans beaucoup de pays, ils utilisent un dialecte mêlant des éléments de leur langue et de celle(s) des autochtones de leur région. Les Roms ont presque entièrement perdu leurs pratiques religieuses originaires, et la plupart pratique la religion de leur terre d'accueil, que ce soit une certaine forme de christianisme ou l'islam. Seules quelques superstitions subsistent. De là l'identification au nomadisme, ce mode de vie qui est glorifié sur le drapeau officiel rom, orné d'une roue.
C'est donc souvent en tant que nomades que les Roms furent persécutés, de même que d'autres peuples et groupes de population qui pratiquaient le même genre d'existence. Le nomadisme fut donc interdit dans plusieurs régions d'Europe dès le 15e siècle. Plusieurs gouvernements tentèrent de sédentariser les Roms de force. Par exemple, dans l'empire autrichien (i.e. une bonne partie de l'Europe centrale), les despotes 'éclairés' Marie-Thérèse et Joseph II prirent des mesures pour sédentariser et assimiler les Roms en leur interdisant la possession de caravanes ou de chevaux, en les envoyant dans l'armée, en encourageant les mariages mixtes, en punissant l'usage de la langue rom par le fouet, etc.. De pareilles mesures furent prises à travers l'Europe des Lumières, en Espagne, Prusse, etc.. Ils s'agissaient évidemment de leur rendre service en faisant d'eux de 'bons chrétiens'.
Dans l'Europe du vingtième siècle, les Roms étaient considérés très différemment. Dans certains pays, ils étaient vus comme une minorité ethnique, et dans d'autres, ils n'étaient officiellement pas traités différemment. Les Roms étaient reconnus comme une minorité nationale dans la Tchécoslovaquie de l'entre-deux guerres tandis qu'en Roumanie, ils étaient considérés comme des Roumains, d'un point de vue légal. Les opinions divergeaient sur la question. En Hongrie au début du siècle, par exemple, on leur refusait le droit d'être considéré comme un peuple distinct, car la plupart d'entre eux parlaient le hongrois et étaient catholiques, donc 'assimilés'. Leur présence aussi faisait l'objet d'une attention différente: certains parlaient du 'problème tsigane' ou bien de la 'question tsigane', alors que d'autres pays ne connaissaient pas ce débat. Même dans un pays comme la Roumanie, où il était estimé que vivaient plus de 300 000 Roms et l'extrême-droite était forte, leur présence dans la société ne fut pas vraiment un des thèmes des fascistes avant le début de la guerre.
On doit officiellement au Dr (sic) Robert Ritter les idées eugéniques sur les Roms, appelés alors plutôt Tsiganes. Ce 'scientifique' allemand fut le père de la catégorisation (et subséquemment, persécution) des Roms d'Allemagne et des territoires occupés. À la base, les Roms posaient un problème pour l'idéologie raciste nazie: venant d'Inde, les Roms étaient donc des Aryens et donc ne pouvaient être persécutés. En ajoutant un critère social à leur politique raciale, les Nazis purent écarter les Roms en invoquant leur mode de vie misérable et vagabond. De son côté, Ritter travailla plusieurs années dans le département de santé du Reich à la station de recherche en hygiène raciale et en biologie démographique. Selon ses recherches, la grande majorité des Roms étaient de sang mêlé, et donc ne pouvaient être considérés comme de vrais Aryens: la voie de la persécution étaient définitivement ouverte. Fait intéressant, les quelques Roms considérés par les chercheurs eugéniques nazis comme purement Aryens ne furent pas déportés et purent survivre.
La persécution des Roms d'Allemagne, appartenant à la branche dénommée 'Sinti', commença plus tôt. Cela se déroula cependant sous l'étiquette plus classique de 'Asozial', c'est-à-dire comme sur la base leur mode de vie 'associal'. Avec les analyses raciales vint en plus la conviction que les 'Tsiganes' salissaient la pureté de la race aryenne et donc devaient être stigmatisés et écartés de la population allemande. Alors qu'un Allemand ayant un grand-parent juif était épargné par les lois de Nuremberg, un Allemand ayant ne serait-ce qu'un huitième de 'sang rom' était étiquetté comme 'Tsigane' et donc persécuté. Tout comme la 'question juive', la 'question tsigane' retint l'attention de Himmler et de Eichmann. Dès 1936, des documents nazis mentionnèrent le besoin d'élaborer une 'solution finale au problème tsigane'. Eichmann proposa de régler la question tsigane de la même manière que la question juive. Himmler ordonna en 1942 de déporter les Roms internés dans des camps de concentration, ou bien camps de Tsiganes (Zigeunerlager), vers Auschwitz, ce qui signifiait une mort certaine. Cet ordre est aux yeux des Roms l'équivalent de ce que représente la Conférence de Wannsee pour les Juifs. Seuls quelque 20 000 Roms furent exterminés à Auschwitz et assez peu en général dans les camps de la mort. Pour cette raison, il a toujours été très difficile pour les spécialistes d'estimer le nombre de Roms tués par les Allemands et leurs alliés fascistes. Lors de l'invasion de l'Union Soviétique, l'ordre fut donné de liquider au passage tous les Juifs, Roms et commissaires communistes. La plus grande partie des Roms vivaient dans ces territoires et furent exterminés sur place, sans être comptabilisés, parfois sous l'étiquette de 'reste à liquider' ou 'partisan' ou 'sympathisant communiste'. Selon les experts de la question, le nombre impressionnant de survivants de l'Holocauste rom trouvé et interviewé récemment devrait nous obliger à multiplier le nombre de victimes. En effet, vu l'efficacité de la machine à tuer nazie, il faut compter un grand nombre de victimes pour chaque survivant. C'est ainsi que ces experts avancent les chiffres de un demi-million à un million et demi de morts.
En Tchécoslovaquie, dans les Balkans, en Roumanie, en Hongrie, la persécutions des Roms fut souvent l'œuvre des autorités locales, fascistes ou pas. Dans le Protectorat de Bohème et Moravie (plus ou moins la République Tchèque actuelle), deux camps furent érigés pour les Roms, qui furent déportés à Auschwitz en 1943. Plus de 90% des Roms de la région furent exterminés, la langue Rom de Bohême a carrément disparu. En Roumanie, le gouvernement fasciste d'Antonescu déporta quelques 25 000 Roms, ceux considérés comme problématiques (i.e. nomades). Ils furent envoyés hors des frontières 'naturelles' roumaines, en Transnistrie, où nombre d'entre eux moururent de faim et de maladie. Malgré les influences eugéniques et les références à la pureté raciale, les fascistes roumains visèrent certains Roms pour leur mode de vie 'tsigane', et non pas le groupe ethnique en particulier.
Si les Roms ne firent pas l'objet d'une persécution aussi obsessionnelle que les Juifs, ils furent quand même exterminés dans plusieurs régions d'Europe et la mémoire de l'Holocauste rom, le Porajmos (mot rom pour 'dévorer'), joue un rôle très important dans leur histoire. Pour plusieurs raisons, dont le manque d'attention de la part des gouvernements ainsi que la faiblesse des organisations roms, le massacre des Tsiganes reste méconnu, toujours dans l'ombre de l'extermination des Juifs. Il faut aussi mentionner la superstition rom, selon laquelle il est dangereux de mentionner le nom d'une personne décédée. Cela ne contribue peut-être pas à la mémoire.
Si les Juifs avaient au moins l'État d'Israël qui pouvait défendre la mémoire de l'Holocauste, en plus du rôle joué par d'autres États, les Roms n'ont jamais rien de ce genre. Après la fin de l'Union Soviétique, les Arméniens aussi ont eu un gouvernement fidèle à la mémoire de leur génocide. Quant aux Roms, dans l'après-guerre, leur persécution se poursuivit. En France, par exemple, s'ils échappèrent à la déportation et à l'extermination grâce à leur internement dans des camps français pour 'associaux', ils durent y rester encore plusieurs mois après la libération et puis furent soumis à une politique de sédentarisation forcée, ou simplement lâchés dans la nature, sans excuse ni dédommagement. La plupart des pays du bloc de l'est poursuivirent certains projets visant à aider les Roms, mais avec un paternalisme certain. Presque tous adoptèrent dans les années 60 des politique de sédentarisation et les Roms vivaient en marge de la société, de facto rejetés, malgré l'officielle 'amitié des peuples' et l'Internationalisme.
La reconnaissance du génocide des Roms est en marche depuis peu de temps. La République Fédérale d'Allemagne nia avoir fait le moindre tort aux Roms jusqu'à ce que le chancelier Helmut Kohl reconnaisse le crime en 1982. Pendant soixante ans, les autorités allemandes défendirent comme légitimes toutes les politiques nationales-socialistes envers les Roms, de l'enfermement jusqu'à la déportation. En 2007, le président roumain Traian Băsescu s'excusa publiquement pour le rôle joué par l'État roumain dans le génocide rom. Lui qui avait quelques temps auparavant insulté une journaliste en la traitant de 'gitane puante'... En République Tchèque, le débat fait aussi rage autour de la commémoration des camps de concentration pour Roms de Lety et de Hodonin. À côté du premier, une immense ferme porcine opère, sur le second, un camp de vacances accueille les visiteurs! En 2005, le Parlement européen a adopté une résolution demandant au gouvernement tchèque d'acheter et enlever la ferme de Lety. Les Roms sont eux-mêmes divisés, certains veulent à tout prix que l'État achète la ferme et la démonte, d'autres acceptent l'argument selon lequel les millions ainsi gaspillés ne feraient que confirmer l'image des Roms comme fardeau social. Dernièrement, le gouvernement a annoncé qu'il achèterait le camp de vacances pour y ériger un centre de documentation et de conférences sur l'Holocauste rom. Si le premier président de la Tchécoslovaquie post-communiste Vaclav Havel a fait érigé un monument près de Hodonin, le président actuel, Vaclav Klaus, lui, avait causé un scandale en 2005 quand il a parlé des 'camps tsiganes' comme de simples camps de travail pour ceux qui refusaient de travailler.
Bref, le chemin devrait être encore long vers la reconnaissance de la tragédie qui a frappé les gens du voyage.
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