mercredi 10 février 2010

Mémoire ukrainienne

 
Mémorial du Holodomor à Kiev

La page de la révolution orange est tournée. Certaines de ses promesses sont devenues réalité, d'autres sont restées inaccomplies. Un des chevaux de bataille du président Viktor Iouchtchenko était de restaurer la mémoire historique de la nation ukrainienne et d'en finir avec la mémoire collective soviétique. Il a été très actif dans le domaine, n'hésitant pas non plus à sélectionner, voire à déformer certains événements qui ont marqué l'histoire ukrainienne. Au centre de cette révision se trouvaient la famine des années 30, l'Union Soviétique et l'armée insurrectionnelle ukrainienne (AIU).

Le peuple ukrainien est très hétérogène et n'a jamais vraiment disposé d'un état indépendant, stable et uni avant la chute de l'Union Soviétique en 1991. Entre 1919 et 1939, avant que l'Union Soviétique n'envahisse l'est de la Pologne où vivaient beaucoup d'Ukrainiens, le pays était divisé entre la République polonaise et l'Union Soviétique. L'immensité du territoire explique en partie les divergences ethniques, culturelles, linguistiques, religieuses et politiques que l'on peut remarquer jusqu'à aujourd'hui en Ukraine. Le pays n'est pas pour autant divisé en deux entre l'ouest uni à l'Occident et plus proche du monde catholique et l'est uni à la Russie et à sa culturelle orthodoxe, mais plutôt caractérisé par une grande pluralité. La Crimée habitée traditionnellement par les Tatars et aujourd'hui peuplée de leurs descendants ainsi que de russophones en est un exemple.

La clé de voûte du projet de Iouchtchenko de donner au peuple une mémoire collective a été la commémoration de la famine des années 30, qui a fait des millions de morts en Ukraine. Alors que Staline lançait une politique de collectivisation des terres agricoles et de dékoulakisation (lutte contre les paysans supposément riches), des mesures furent prises pour prendre de force les récoltes et affamer la paysannerie réticente. Cette politique systématique est bien documentée et ne peut être confondue avec la cécité idéologique ou l'incompétence bureaucratique soviétique. L'Ukraine fut durement touchée par ceci, étant un pays agricole. En 2008, l’Institut de démographie et d’études sociales de l’Académie des sciences d’Ukraine a présenté le chiffre de 3,4 millions de victimes sur le territoire ukrainien, chiffre confirmé par plusieurs experts internationaux. Le président Iouchtchenko, lui, parle de 10 millions de victimes...

Iouchtchenko a utilisé cette tragédie à ses propres fins, à des fins nationalistes. En présentant Staline et sa clique comme les représentants du peuple russe et les Ukrainiens comme les victimes ciblées d'une telle politique, il a voulu créer un génocide dont la commémoration souderait la nation ukrainienne en plus de l'éloigner de la Russie. Dans le parc Slava, à Kiev, le président a fait bâtir un complexe de musées et de monuments à la mémoire du 'Holodomor' (meurtre-famine). Tout cela pour le coût de 64 millions d'euros! Il a de plus porté le combat pour la reconnaissance du génocide sur la scène internationale. Lui-même exhibe à son poignet un bracelet sur lequel est écrit: "Ukrainian genocide 1932-1933". En mai 2008, le Conseil de l'Europe a refusé avec une forte majorité de reconnaître le génocide ukrainien, préférant une résolution russe proposant de traiter cette tragédie dans le contexte soviétique.

Malgré tous les efforts ukrainiens donc, ce projet reste critiqué, en premier lieu parce qu'il relève de la mystification historique. En effet, lors de la famine du début des années 30, des millions de paysans sont morts non seulement en Ukraine, mais aussi en Russie et au Kazakhstan. De plus, la famine touchait avant tout les villages, et non pas les villes, en Ukraine comme ailleurs. Les mémoires de l'ancien fonctionnaire soviétique ukrainien Viktor Kravtchenko témoignent de cette réalité. Comment peut-on donc qualifier de génocide une politique qui a mené à la mort de millions de paysans de différentes régions et de différentes appartenances ethniques? Si les Ukrainiens ont été si durement touché, ce n'est pas parce qu'ils étaient ukrainiens, mais plutôt parce qu'il y a avait là-bas plus de paysans. Ce qui est étrange, c'est que le président Iouchtchenko ne refuse pas de reconnaître que beaucoup d'autres sont morts ailleurs qu'en Ukraine. Mais il ne démord pas de l'idée de faire reconnaître 'son' génocide.

En refusant de reconnaître complètement la réalité de la famine organisée, le Kremlin joue le jeu des nationalistes ukrainiens. Plutôt que de désamorcer l'affaire en commémorant ses propres victimes de la famine, la Russie préfère encore une fois protéger le passé soviétique. En se réclamant du passé soviétique, la Russie actuelle donne une touche encore plus 'russe' à l'Union Soviétique. Il faut bien noter qu'à l'époque, Staline, un Géorgien, dirigeait, avec d'autres Caucasiens, Russes, Ukrainiens, Baltes, Juifs, etc.. Les peuples des pays post-soviétiques ont en général de la difficulté à reconnaître que de si nombreux concitoyens ont participé au projet soviétique. Ils préfèrent le mythe simpliste de l'occupation russe.

La création de ce génocide n'était que la pièce principale d'une tentative de condamner une fois pour toutes le passé soviétique. D'une façon un peu pathétique, Viktor Iouchtchenko a voulu dernièrement faire une sorte de procès de Nuremberg du communisme. Peut-être cherchait-il désespérément à obtenir plus de voix au premier tour des élections. Il n'en reste pas moins qu'un tribunal kiévien a condamné pour crime contre l'humanité Staline, Molotov, Kaganovitch et autres dirigeants soviétiques. Dans le jugement, il est ajouté qu'ils avaient comme objectif l'annihilation physique de la nation ukrainienne. Comme les 'condamnés' sont morts, l'affaire est close.

Le plus récent chapitre du projet de Iouchtchenko concernant la mémoire collective ukrainienne s'est écrit il y a peu. Parmi les dernières décisions du président, il y a la décoration de Stepan Bandera comme héros de l'Ukraine à titre posthume. Ce geste vient couronner toutes les tentatives de célébrer un mouvement nationaliste ukrainien qui se serait toujours battu pour la liberté de la nation. Bandera faisait partie de l'Association des Nationalistes Ukrainiens (ANU) dans l'est de la Pologne dans les années 30, là où habitait une forte population ukrainienne. Dans leur lutte contre l'État polonais, Bandera et les autres de l'ANU eurent recours au sabotage et à des assassinats ciblés. Par la suite, ils collaborèrent avec les Nazis dans leur lutte pour chasser Polonais, Juifs, Russes et Hongrois des régions ukrainiennes et détruire le régime soviétique.

Bandera est une figure très controversée, tout comme l'ANU et l'armée insurrectionnelle ukrainienne (AIU). En effet, en collaborant avec les Nazis et en étant intégré dans des formations SS, les nationalistes ukrainiens ont massacré de nombreux Juifs et autres civils. Même si l'anti-sémitisme n'était pas au cœur du mouvement et ne faisait pas l'unanimité, les Juifs étaient vus comme les supports du régime moscovite et les ennemis du peuple ukrainien. Le gouvernement polonais a très fortement réagi au décret présidentiel, rappelant non seulement le passé terroriste de Bandera, mais aussi le massacre de plusieurs milliers de civils polonais (environ 50 000) par l'AIU en 1943-1944. Plusieurs protestations officielles ainsi que manifestations ont eu lieu en Pologne, ce qui a poussé les nationalistes ukrainiens à organiser des manifestations anti-polonaises. Bref Iouchtchenko a lancé un pavé dans la marre des relations polono-ukrainiennes avant de laisser sa place!

Il est dur d'évaluer l'impact que tous les efforts de réécriture historique auront sur la mémoire collective ukrainienne. De plus, il est probable que les prochaines années seront marquées par un retour vers une vision un peu moins extrémiste sous l'égide de Viktor Ianoukovitch, le gagnant des dernières élections. Il est à parier que l'Ukraine restera encore longtemps divisée sur les questions historiques, tout comme politiques.

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