samedi 3 juillet 2010

Beethoven au Goulag

 Les chanteurs sur une des scènes aménagées entre les baraques

Aujourd'hui commence un événement hors du commun. Situé à une centaine de kilomètres de la ville de Perm, le petit village de Kutcheno s'anime et le dernier camp du Goulag restant reprend vie. Gardes, prisonniers, femmes et enfants s'affairent entre les barbelés et les clôtures. Non, ce n'est pas le régime poutinien qui a décidé de ressusciter le système carcéral d'alors, c'est plutôt l'opéra Fidelio de Beethoven qui se monte dans cet endroit historique. Sous la direction du metteur en scène d'opéra britannique Michael Hunt, le Théâtre étatique d'opéra et de ballet de Perm joue cet hymne à l'amour et à la liberté là où tant de prisonniers ont souffert. Le Goulag vibrera aux sons de la musique et du chant d'opéra jusqu'au 11 juillet.

Perm est loin d'être la capitale culturelle de la Russie. Oubliée loin de Moscou et Saint-Pétersbourg et déclassée par Ekaterinbourg dans l'Oural, une de 'ses' seules richesses historiques est le camp Perm-36, Goulag stalinien construit en 1942 et en activité jusqu'en 1987. Ce camp recueille les seuls vestiges de la période la plus active du Goulag (1929-1953) et constitue un lieu de mémoire exceptionnel des répressions politiques dans l'ex-Union Soviétique. Pour cette raison, Perm-36 est aussi une scène hors-du-commun pour une représentation artistique. Auparavant, le Théâtre de Perm avait pensé monter dans le camp l'adaptation du livre « Une journée dans la vie d'Ivan Denissovitch » d'Alexandre Solzhenitsyn avant d'abandonner l'idée. En voyant des photos du camp, Michael Hunt a, lui, tout de suite pensé à l'opéra de Beethoven. Et il s'est mis au travail.

Depuis deux ans, le réalisateur britannique et ses collaborateurs russes préparent donc cet impressionnant projet, et ça n'a pas été facile. Plus de 300 musiciens, chanteurs et figurants interprètent la version russe de l'opéra et 300 autres œuvrent en coulisses. Au-delà de la barrière linguistique, le réalisateur a fait face à la façon russe de travailler et au manque de direction. De ses mots, il se voit obligé de tout faire, car personne ne prend les choses en main ni n'agit de son propre chef. « Tout cette entreprise, comme un poisson, pourrit de la tête », dit-il, moitié en plaisantant. Après tout ce travail, voilà que la répétition générale a eu lieu, et autant il dit comprendre qu'il est trop tard pour changer beaucoup de détails vu les difficultés sur le terrain, autant il veut donner une dernière poussée aux troupes pour faire bouger certaines choses.

Gardes, prisonniers, barbelés, on s'y croirait!

Les spectateurs attendent dans la rue, devant les grandes portes en fer du camp. Soudain, une foule de femmes et d'enfants brandissant des photos d'hommes se rue sur les visiteurs avant d'être retenue par un cordon de soldats armés de lourds fusils. « Avez-vous vu mon mari? » « Où est mon fils? », crient les civils habillés dans le style des années 50. Une certaine ambiance est déjà créée. La foule escortée par la garde entre dans le camp par les grilles en fer du bâtiment de réception, passe ensuite à travers les baraques où des prisonniers mangent, discutent, jouent aux cartes sur leurs lits en bois, puis s'arrête pour la première scène. Chaque scène est jouée à un endroit différent du camp et la foule se déplace au fur et à mesure, encadrée par des gardes. Cela joue dans l'immersion dans le monde carcéral, même si ceux-ci sont parfois un peu trop souriants et polis pour faire vrai. L'entracte elle-même est fidèle à l'atmosphère: des cantines de campagne offrent de la bouillie et du thé entre les baraques, comme dans une sorte de camp. La fin de l'opéra est frappante, quand Leonore, prétendant être gardien de prison, retrouve son mari emprisonné, se démasque et confronte le terrible directeur Don Pizarro. La foule se tient debout le long du couloir de la section de régime spécial. Les artistes chantent au milieu des spectateurs en suivant sur des télévisions les gestes du chef d'orchestre jouant à l'extérieur. L'effet est puissant. Mettre en scène un tel opéra dans un tel endroit est un défi artistique et logistique, mais cela en vaut la peine et le spectateur vit une expérience culturelle et humaine extraordinaire.

La scène décisive se passe dans les couloirs du camp de régime spécial, entre les spectateurs.

La mise en scène vise à conserver le côté éternel de l'opéra de Beethoven, son discours universel sur la haine de la tyrannie et l'amour de la liberté. Si le décor fait forcément penser au système totalitaire soviétique, les dirigeants ont expressément voulu éviter de fixer leur oeuvre dans le passé et ont donné une portée plus large à l'opéra. À la base, Beethoven a fixé son récit dans une prison espagnole, même s'il s'est inspiré d'une pièce française tirée d'un fait divers de la Terreur révolutionnaire. Les noms hispaniques des personnages rappellent en effet cette origine, mais m'ont plutôt fait penser aux dictatures d'Amérique latine. Les costumes de prisonniers de leur côté rappellent le camp de concentration nazi et une scène se déroule avec des prisonniers encagés et habillés en costumes orange, comme à Guantanamo. Cela donne une valeur supplémentaire à cette pièce qui, si elle se passe dans un endroit incarnant l'horreur d'un système précis, réussit tout de même à faire réfléchir sur les autres prisons du monde, passées et contemporaines.

 
 Ça vous dit quelque chose? C'est voulu...

 
Leonore chante, déguisée en garde

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