Le 13 décembre 1981, il y a exactement 28 ans, le nouveau premier secrétaire du Parti Ouvrier Unifié de Pologne décrétait l'état de guerre sur tout le territoire de la république. Le général Wojciech Jaruzelski voulait briser les reins du mouvement syndical indépendant 'Solidarność' (Solidarité) qui par son ampleur menaçait la mainmise du parti sur le pays. En effet, depuis les accord d'août 1980 entre le pouvoir communiste et les grévistes de Gdansk, le syndicat avait été officiellement enregistré et près de dix millions de citoyens l'avaient rejoint, sur une population de 36 millions. Il s'agissait bien plus d'un syndicat, c'était un véritable mouvement citoyen. La décision de Jaruzelski a été souvent disputée depuis la fin du régime communiste, et surtout depuis sa mise en accusation pour 'crime communiste' et 'violation de la Constitution'. Et la société polonaise est divisée.
Le général s'est défendu maintes fois en affirmant qu'il avait sauvé la Pologne d'une invasion des forces du pacte de Varsovie. Déjà en 1992, il avait publié le livre 'État de siège. Pourquoi...' dans lequel il expliquait qu'il avait agi de façon responsable et patriotique en prenant sa décision. Selon lui, s'il n'avait pas agi fermement contre la révolte incarnée par Solidarność, le pays aurait pu être envahi par l'armée du pacte de Varsovie. Après tout, la Hongrie et la Tchécoslovaquie avaient ainsi vu leurs questions internes être réglées. Plusieurs historiens ont émis une opinion contraire, selon laquelle un tel danger n'existait pas et la mesure prise à l'époque ne visait qu'à maintenir le parti fermement au pouvoir.
Peu après les changements démocratiques en Pologne, le parlement avait lancé une enquête sur la responsabilité du général Jaruzelski. En 1996, les députés avalisèrent la décision de décembre 1981 en déclarant que le général avait agi dans une situation de force majeure. Évidemment, les partis héritiers des communistes étaient ceux qui avaient fait passer une telle motion. En 2007, après une longue enquête, l'institut chargé de l'étude du passé totalitaire, Instytut Pamięci Narodowej (institut de la mémoire nationale), avait constitué un dossier incriminant le général Jaruzelski ainsi que huit autres responsables. Le tribunal a cependant rejeté l'accusation pour manque de preuves. C'est que de nombreux documents d'archives, soit en Russie, soit aux États-Unis, sont toujours inaccessibles...
La question est très complexe et il est impossible de juger les actions des dirigeants communistes à la simple lumière des documents. Certains documents et certains témoins de l'époque ont tendance à appuyer la thèse de Jaruzelski alors que d'autres la contredisent carrément. Au-delà des documents, les historiens doivent considérer l'influence des points de vue personnels sur le déroulement des événements et l'impact que cela a eu sur la décision finale. De plus, le jeu diplomatique est tellement empreint de mystères et mensonges que les documents ne visent parfois qu'à manipuler alliés et adversaires. Jaruzelski craignait-il vraiment une intervention 'amie'? La souhait-il plutôt? Ou bien a-t-il simplement mentionné cette option à Moscou afin de démontrer sa loyauté sans faille? Ou bien était-il lucide et voulait agir avant qu'une intervention devienne réellement possible?
Qu'est-ce qui supporte la thèse de Jaruzelski sur le moindre des deux maux. Tout d'abord, les événements de Hongrie en 1956 et de Tchécoslovaquie en 1968 avaient effectivement démontré que Moscou était prête à pacifier ses 'pays amis' avec ses tanks. Que ce soit pour une affaire sérieuse comme la situation révolutionnaire hongroise ou bien un conflit idéologique en apparence minime, l'armée du pacte de Varsovie était intervenue. La popularité de Solidarność était-elle considérée comme un danger plus ou moins grand que le réformisme tchécoslovaque? Là encore, il s'agissait de jauger la perception moscovite. Ce qui est certain, c'est que la doctrine Brezhnev était toujours considérée comme valable. Selon celle-ci, les affaires internes d'un pays socialiste devenaient celles des autres pays socialistes dès qu'elles mettaient en péril le caractère communiste (soviétique) du pays en question. L'action de Solidarność inquiétait l'Union Soviétique et les pays du bloc de l'est, et ils auraient pu vouloir y mettre fin eux-mêmes, selon cette doctrine, si les Polonais ne s'en chargeaient pas. Déjà en décembre 1980, les Soviétiques ainsi que les Tchécoslovaques et les Allemands de l'est se préparaient à envahir la Pologne, selon un général tchécoslovaque à la retraite. Même les Américains avaient eu vent de ces projets et devisaient sur la position à adopter au cas échéant.
Ceux qui critiquent le général Jaruzelski et sa version des faits ont aussi leurs arguments. Il existe en effet des preuves selon lesquelles l'introduction de l'état de siège aurait pu avoir lieu dès la vague de grèves d'août 1980, et donc n'a pas été un dernier recours pour empêcher une invasion. De plus, il apparaît que Jaruzelski voulait s'assurer lui-même que les pays 'amis' viendraient à son secours s'il l'introduction de l'état de siège ne réussissait pas à mater Solidarność. Il s'agissait en tout cas de l'interprétation faite par Youri Andropov, le chef du KGB, qui voyait de telles intentions derrière une demande d'aide économique envoyée par Jaruzelski... De plus, certains évoquent la situation internationale de l'époque afin de prouver que l'Union Soviétique n'aurait pu se permettre de prendre un tel risque après l'invasion de l'Afghanistan et les tensions que cela avait provoqué.
Au-delà de l'accusation de 'crime communiste', la question de la légalité de la démarche de Jaruzelski était aussi au coeur de l'accusation. Selon plusieurs historiens, dont Norman Davies, l'introduction de l'état de siège était un véritable coup d'état, le plus parfait des coups d'état de l'histoire moderne. C'est que Jaruzelski avait réussi à asseoir son pouvoir grâce à l'état de siège en faisant taire tous les organes étatiques autres que le Conseil militaire de salut national, créé pour l'occasion. En 1992, le parlement polonais (Sejm) déclara cette décision illégale.
Dans la société polonaise, le débat autour de l'introduction de l'état de siège reflète le débat général autour du passé communiste. Les forces de gauche, héritières directes de l'ancien parti communiste, adoptent l'interprétation du général tandis que les tenants d'une idéologie de droite rejettent l'excuse du 'moindre mal'. À gauche, on veut montrer que les communistes étaient aussi des patriotes et non les chiens de Moscou, tandis qu'à droite, on croit le contraire. Des sondages sont régulièrement menés afin de voir comment la vision de la société polonaise évolue. Si en 2001, pour les vingt ans de l'événement, un sondage montrait que plus de la moitié de la population approuvait la décision et seulement un quart la réprouvait, les dernières années montre que les deux camps sont plutôt autour de 45% et 35%, les 'compréhensifs' étant toujours majoritaires. Fait intéressant, une proportion tournant autour de 20-25% des interrogés est toujours incapable de répondre.
La chicane se déroule sur un terrain moral et idéologique que les étrangers ne connaissent sans doute pas. Le débat tourne autour de la loyauté à la nation. Traître ou patriote. C'est avec ces mots qu'une partie de la classe politique et de la population juge le passé. Les jumeaux Kaczynski et leur parti, Droit et Justice (PiS: Prawo i Sprawedliwość), utilisent des paradigmes à la George W. Bush quand il s'agit de parler d'histoire. Voilà pourquoi les débats visent moins à savoir si à court, moyen ou long terme le développement de Solidarność aurait provoqué une intervention militaire étrangère qu'à comprendre si le général était animé d'un esprit patriotique en annonçant sa décision à la nation le 13 décembre 1981. Ce n'est pas le résultat de la décision qui compte; il faut plutôt un verdit pour le procès publique d'un dirigeant.
Après 18 mois, des milliers d'arrestations et internements, une centaine de morts, l'état de siège fut levé. Par la suite, la vague Solidarność se poursuivit et l'atmosphère internationale et les changements à Moscou marquèrent le vrai début de la fin.
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