vendredi 25 juin 2010

Vendre l'Europe au village russe

Trois heures de route cahoteuse dans un mini-bus rempli. Plusieurs langues résonnent dans la cabine suffocante où Français, Allemands et Russes sont serrés comme des sardines. Une ambiance peu habituelle qui rappelle plutôt un groupe Erasmus d'Europe de l'Ouest. Pour ceux qui croyaient que Perm était déjà un coin perdu, voilà qu'une visite du village 'Octobre' remet les choses en perspective. Après trois heures de conduite dangereuse sur une route où les voitures se croisent et se doublent sur une troisième 'voie' centrale à double-sens, voici les premières maisons, le marché, le monument aux héros de la Grande Guerre Patriotique et l'incontournable statue de Lénine. Partis à l'aube de Perm, capitale du nord de l'Oural, ils sont venus 'vendre' l'Europe aux villages russes.


Au pied de Lénine, sur le square du même nom, une tente a été installée et déjà les représentants des différentes organisations déchargent leur caisses de matériel et pendent des ribambelles de drapeaux des pays-membres de l'Union européenne, suspendent leurs affiches promotionnelles et couvrent les tables de leurs brochures. Un guitariste installe son amplificateur et un informaticien s'occupe du projecteur et de l'écran. Il faut attirer la jeunesse du 'Октябрьский посёлок' (Aktiabrskyi Pasiolak), le village d'Octobre, nommé ainsi, vous l'aurez deviné, en l'honneur de la Révolution bolchévique de 1917. Soutenu par la délégation de l'Union Européenne en Russie, les services diplomatiques allemands et les autorités locales, le 'Kafé Evropa' fait halte dans le village pour présenter l'Union Européenne et toutes les possibilité qu'elle a à offrir, même aux jeunes de ce bled. Et ce n'est pas gagné d'avance.

La Russie fait-elle partie de l'Europe? Question éternelle, qui ne sera sans doute jamais résolue. Au premier coup d'oeil, il est dur de se dire que 'Octobre' est fidèle à l'image que l'Européen moyen a de son continent: le village avec son unique rue principale, les routes défoncées, le marché crasseux. En fait, le seul bâtiment digne de ce nom est la salle de spectacle qui est ornée du drapeau du parti poutinien 'Russie unie'. Une énorme bannière annonce sur la façade: « Où on est riche en pain et il fait chaud, il fait bon vivre! » Une visite sur internet permet de constater avec étonnement qu''Octobre' a même été récemment nommé 'Centre culturel de la région de Perm'. Notre groupe est traîné de force au musée local par les responsables locaux, trop heureux d'avoir autant d'étrangers sous la main. Ils nous montrent avec fierté les trois pierres, deux statues en bois et trois pistolets qui représentent dans l'ordre la préhistoire, l'Empire et la Deuxième Guerre mondiale. Le guide nous explique que la région était habitée par des tribus finno-ougriennes (de même origine que les Finlandais, Estoniens et Hongrois) et puis tatares et effectivement, nombreux sont les habitants aux traits plus asiatiques.

Sergueï lance le bal avec un solo endiablé sur sa guitare électrique pendant que les jeunes s'amassent dans la tente. Certains sont là par curiosité, d'autres sont venus avec leur professeur. Pendant trois heures, les représentants de l'Université de Perm, de l'institut culturel allemand Goethe, de son pendant français, de l'académie agricole et d'organisations de jeunesse parlent de l'Union Européenne, des possibilités d'y étudier, de l'importance de maîtriser des langues étrangères, des façons d'appliquer pour les bourses et programmes étrangers, etc.. Tout cela entrecoupé par des intermèdes musicaux et des jeux-questionnaires avec prix à gagner. « Combien y a-t-il de pays membres dans l'Union Européenne?  - 16! - 20! » Les connaissances des jeunes sont plutôt minces. « Nommez trois villes françaises autres que Paris! » Silence. Plus de succès pour un chanteur français, Joe Dassin, un acteur, Gérard Depardieu ou un parfum, Chanel. Comme quoi, au moins certaines choses parviennent jusqu'à Octobre.

Le plus grand travail des organisateurs est de convaincre. Convaincre que c'est possible. Convaincre que ce n'est pas parce qu'on vient d'un des 10 000 'Octobre' de la Fédération russe qu'on ne peut pas s'asseoir un jour sur les bancs d'Oxford, la Sorbonne ou Heidelberg. La mentalité locale, c'est-à-dire le fatalisme, est le plus considérable des obstacles. Oui c'est vrai, disent les orateurs, il faut absolument maîtriser une langue étrangère, au moins. Beaucoup sont sceptiques quant à cette possibilité. Une fille de Perm présente la bibliothèque allemande de la ville, où les jeunes peuvent venir emprunter des livres allemands et des manuels de langue, une fille de l'Institut Goethe de Moscou est venue présenter les projets en ligne pour les jeunes. « Ce n'est pas une bonne raison de dire que vous êtes loin! Aujourd'hui avec l'internet, tout est possible! » La responsable de l'académie agricole sermonne l'auditoire: « Oui, peut-être qu'à l'école les cours de langue étaient mauvais, mais là, il faut travailler, et puis après vous voyez que c'est possible! » Deux Allemands, un Français, une dizaine de Russes, tout la chorale chante en chœur. Un gros 'Yes YOU can!' à la sauce Obama pour les villages russes.

À mesure que les invités défilent, l'auditoire s'amenuise. Les croyants sont peu nombreux: à la fin, il ne reste qu'une vingtaine de filles et... deux garçons. Les intéressés, ou plutôt, intéressées, ramassent un paquet de brochures: 'Des faits sur l'Allemagne', 'La France à Perm', 'Les bourses de l'UE', 'Apprendre l'anglais à Malte', 'Comment marche l'UE', 'L'UE en un coup d'oeil', 'Cours de langues', 'L'institut Goethe de Perm', etc.. Les organisateurs ramassent le matériel restant et, après un dernier repas offert par la municipalité, le mini-bus repart vers Perm. De nouveau, trois heures de route inconfortable dans ce mini-bus un peu trop mini.

Ma question, timide, mais inévitable: « Et... ça ne vous embête pas de faire comme ça six heures de route pour passer 5 heures sur place devant un tel auditoire? » Réponses évasives. À l'arrivée, je lance, provocateur: « Mais peut-être qu'il y en a même pas un seul là-bas qui va réagir à ce qu'il a entendu aujourd'hui! » Et là Alenia, francophile et responsable du Club européen des jeunes de Kazan, s'exclame: « Mais si ne serait-ce qu'un seul d'entre eux réagit et bouge, alors évidemment que ça vaut la peine!!! » Demain un autre bled, après-demain un troisième... Chapeau bas aux marchants du rêve européen dans la Russie profonde!

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